Un homme, un projet, un sac
C’est un objet rustique, paraissant inusable, semblant dater du siècle dernier.
Il est fait de cuir épais, solide et raide, de ce cuir qui était autrefois utilisé par les bourreliers pour fabriquer le harnachement des bêtes de travail. Les coutures sont larges réalisées à partir d’un fil tout aussi épais et durable. Et il pèse son poids lorsqu’on le pose sur une épaule.
Et pourtant, cet ustensile de travail est aujourd’hui d’une redoutable modernité, bien loin de la finesse et de la légèreté de la maroquinerie de luxe. Non : c’est un sac de travail, le sac du berger, le même que celui que les bergers du Midi utilisent depuis plusieurs siècles, lors de leurs déplacements et de la transhumance.
Depuis trente ans maintenant, il est fabriqué au cœur de la vallée de la Sorgues, entre ruisseaux et forêts environnantes, à l’écart du temps et des modes, dans le hameau de Layrolle. Un site qui, à la fin des années 70, était comme beaucoup à l’abandon ou presque, comme la fabrication de ces sacs ancestraux.
Et pour faire renaître tout cela, il a fallu la passion d’un homme, celle de Jean-Pierre Romiguier.
Jean-Pierre est un enfant du pays, de Saint-Maurice de Sorgues exactement. Et comme beaucoup à cette époque-là, il quitte son sud-Aveyron natal pour prendre un emploi à la SNCF. Après son école d’apprentissage, il se retrouve dans un atelier de mécanique à Béziers où, entre bruits et coups de marteaux, il gagne sa vie. C’est tout : car ce n’est pas « sa » vie. Sa vie, il la rêve chez lui, au cœur de ce hameau de Layrolle qu’il a racheté avec son frère et ses premiers salaires.
Mais le romantisme a ses limites. Et pour revenir « vivre ici », comme il dit, il cherche une idée, un projet. La rencontre avec Robert Aussibal sera déterminante ; ce chantre de l’Aveyron le pousse à se lancer et à relancer la fabrication du sac du Berger. Il n‘est pas bourrelier, il n’a pas le savoir-faire si particulier de ces artisans du cuir alors quasiment disparus. Qu’à cela ne tienne… Il expérimente, teste, se trompe parfois – mais il apprend seul, rappelant au passage que « j’ai une formation manuelle à la base ».
Ainsi, pendant dix ans, Jean-Pierre Romiguier travaille seul, à son atelier, dans le hameau sans grand confort de Layrolle, poussé par cette certitude que sa vie est là. Et par la foi qu’il a dans son projet. Oh bien sûr, les premiers financements ne sont pas aisés à obtenir. Quand il va voir les banques, il n’a pas d’étude de marché, pas de budget prévisionnel, juste la conscience aiguë et exacerbée que son idée est la bonne.
En 1980, il se lance définitivement et quitte la SNCF. Il créée officiellement son atelier et produit ce sac « qui est enraciné dans l’histoire de ce pays. C’est un sac de travail, mais dont la noblesse naturelle lui permet de tirer le rustique vers le haut de gamme. Nous sommes uniques et personne ne peut le faire comme nous », assure-t-il. Pour le faire, il travaille depuis le départ avec des fournisseurs locaux, la tannerie Arnal de Rodez ou les ateliers Alex de Graulhet ; des sites eux aussi enracinés dans leur territoire.
Le temps du développement
Pour assurer le développement de l’entreprise, Jean-Pierre Romiguier a toujours investi dans la création d’ateliers, l’acquisition de machines, l’installation de points de vente. « A partir du moment où on fait un choix existentiel, on adapte ses besoins avec sa réalisation profonde », martèle-t-il avec conviction.
L’année 1991 est une année charnière. Il crée la SARL qui assure la production – les marques « Sac du Berger » et « Layrolle » demeurant sa propriété personnelle – et ouvre sa boutique de commercialisation à La Couvertoirade. Comme 70 % de ses ventes sont assurées en direct, soit à l’atelier de production de Layrolle, soit en boutiques, cette implantation dans le village larzacien au fort potentiel touristique permet au chiffre d’affaires de décoller.
Et avec lui les projets de diversification. Avec toujours la même obsession : créer des produits en rapport avec le territoire. Ce seront ainsi de grandes capes de laines, des bottines en cuir, des sacs plus féminins, des chaussons en peau de mouton retourné. « Et à chaque fois, nous avons dû apprendre de nouveaux savoir-faire pour développer les fabrications dans notre telier. On est ainsi devenu bottier, coupeur-tailleur, etc. »
Pour écouler cette production, il y a bien sûr la boutique de La Couvertoirade. Mais pas que : « Depuis toujours, depuis le début, nos ateliers de Layrolle ont été ouverts au public, tous les jours, toute l’année, même en hiver. Et en 2008, pour atteindre nos objectifs, nous avons mis réellement en place un produit de visite guidée de nos ateliers ». Toute cette dynamique à la fois créatrice et commerciale permet à l’entreprise de se développer régulièrement et, pour la première fois en 2009, le chiffre d’affaires atteint le seuil des 700 000€.
L’incendie du 26 décembre 2009
Tout va bien jusqu’au 26 décembre 2009. Cette nuit-là, un feu se déclare dans le bâtiment de production et détruit entièrement l’atelier de fabrication. Un sacré coup dur qui, paradoxalement, aura fait des dégâts – mais pas uniquement matériels. Certes pendant un temps, il faut transférer les ateliers dans un bâtiment disponible. « Mais jamais, je n’ai été tenté de laisser tomber. Parce que lorsque cet accident arrive, nous avons eu de tels soutiens – dont certains que nous n’avions même pas envisagés – que l’idée de reconstruire les ateliers de Layrolle était une évidence », se souvient-il.
Les plus gros dégâts sont fait au niveau humain, dans sa relation avec ses équipes. Cet événement met en lumière des tensions qu’il n’avait pas vues, des insatisfactions qu’il n’avait pas non plus anticipées. Et son équipe éclate. Après reconstruire les bâtiments, il faut reconstruire une équipe. Et Jean-Pierre doit reconstruire son propre rôle de patron.
« J’étais trop dans la création, le développement et parfois, intellectuellement, j’étais absent par rapport aux questions souvent simples de mes salariés ». Depuis, son rapport à l’autorité a changé, il assume davantage sa mission de patron et, symbole parmi les symboles, pour la première fois depuis la création de l’entreprise, il s’est fait construire un bureau privatif ans les ateliers.
Aujourd’hui, l’entreprise est repartie sur de bons rails, les ateliers ont été refaits à neuf. Et Jean-Pierre Romiguier continue à mener d’autres projets de développement. Même s’il sait que le temps avance inexorablement et que le temps est peut-être venu d’envisager l’avenir de l’entreprise sans lui. Surtout que ses deux fils ne semblent guère intéressés pour prendre la suite.
Alors ? « La suite, je l’ai déjà envisagée mais, pour l’heure, il n’y a pas de solution définitive ». Il ne cache pas avoir eu des propositions, mais l’homme reste avec des convictions non négociables : le Sac du Berger a ressuscité à Layrolle et sa fabrication devra y rester.
C’est son ADN.
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COMPLÉMENTS
Portrait subjectif
Un sens inné du marketing
Avec Jean-Pierre Romiguier, j’ai un vieux compagnonnage datant du début des années 90. Alors que lui développait son entreprise, je faisais mes humanités dans le journalisme économique en Millavois. De formation extrêmement littéraire, j’essayais alors de comprendre comment fonctionnait une entreprise, comment elle se développait, comment elle perdurait.
Et dans cet exemple du Sac du Berger, basé sur le travail du cuir, il y avait quelque chose d’antinomique avec ce sud-Aveyron qui, depuis la fin des années 60, était traumatisé par la chute progressive mais inéluctable de cette industrie de la ganterie. Elle avait fait sa force et sa renommée, pour cependant redevenir aujourd’hui un florissant artisanat de luxe.
Et c’est cette conscience du luxe, de cette notion de forte valeur ajoutée, seule à même d’assurer la pérennité d’une production locale comme le Sac du berger, qui fait la force et le succès de Jean-Pierre Romiguier.
J’ai toujours admiré chez lui ce sens inné du marketing. Il le dit lui-même, il à la base une formation manuelle. Mais il a toujours su anticiper les évolutions de la société, humer l’air du temps et les attentes d’une clientèle de niche, répondre en ces temps de virtualité galopante au besoin de beau, d’authentique. Et il s’est créé un personnage à cette image qui, par la force des choses, est devenue l’image de marque de son entreprise.
Dîtes lui « Pour le papier, il me faut une photo », immédiatement il se recoiffe de ce vaste chapeau qui constitue l’image du créateur du Sac du Berger. Jamais vous ne le verrez dans une manifestation officielle hors de cette vêture reconnaissable au milieu d’un parterre de cravatés endimanchés. L’enracinement du sac du Berger dans son territoire, dans son identité, est effectivement l’ADN de son entreprise.
Enfin, Jean-Pierre est un homme de conviction. Quand il a tracé son chemin, il n’en dévie pas. Il va jusqu’au bout des choses et, pour y parvenir, sait s’en donner les moyens. Et quand il se plante dans son management, il sait le reconnaître, le dire et trouver des solutions.
Au final, Jean-Pierre Romiguier est resté le même, est resté lui-même, mais en évoluant aussi au fil des ans et des expériences. Avec conviction mais sans entêtement. Et toujours avec un grand sourire communicatif.
Texte : Laurent Hortes
Photos : Frédéric Garrigues